Yuval Noah Harari : « Chaque crise est aussi une opportunité »

ⓒ Courtesy of Yuval Noah Harari

L’historien israĂ©lien Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens. Une brĂšve histoire de l’humanitĂ©, analyse dans Le Courrier de l’UNESCO ce que peuvent ĂȘtre les consĂ©quences de la crise sanitaire actuelle et plaide pour un renforcement de la coopĂ©ration scientifique internationale et un partage des informations entre les pays.

 

En quoi cette crise sanitaire majeure est-elle diffĂ©rente des crises passĂ©es et que nous apprend-elle ?

 

À vrai dire, je ne suis pas sĂ»r qu'il s’agisse de la pire menace sanitaire mondiale Ă  laquelle nous ayons Ă©tĂ© confrontĂ©s. L’épidĂ©mie de grippe de 1918-1919 a Ă©tĂ© pire, celle du sida a probablement Ă©tĂ© pire et des pandĂ©mies qui ont sĂ©vi Ă  d’autres Ă©poques Ă©galement. En rĂ©alitĂ©, elle est plutĂŽt bĂ©nigne comparĂ©e Ă  d’autres pandĂ©mies. Au dĂ©but des annĂ©es 1980, si on contractait le sida, on mourait. La peste noire [qui a ravagĂ© l’Europe entre 1347 et 1351] a dĂ©cimĂ© entre un quart et la moitiĂ© des populations affectĂ©es. La grippe de 1918 a tuĂ© plus de 10 % de la population totale de certains pays. Le COVID-19 tue quant Ă  lui moins de 5 % des personnes infectĂ©es, et, Ă  moins qu’une mutation dangereuse ne se produise, il est peu probable qu’il tue plus de un pour cent de la population de n’importe quel pays.

 

De plus, nous disposons aujourd’hui de tous les outils technologiques et des connaissances scientifiques nĂ©cessaires pour vaincre cette Ă©pidĂ©mie, ce qui n’était pas le cas autrefois. Par exemple, la population Ă©tait complĂštement dĂ©munie face Ă  la peste noire. Elle n’a jamais dĂ©couvert ce qui la tuait et comment se protĂ©ger. En 1348, la facultĂ© de mĂ©decine de l’UniversitĂ© de Paris croyait que l’épidĂ©mie Ă©tait due Ă  un fĂącheux Ă©vĂ©nement astrologique, Ă  savoir « la conjonction majeure de trois planĂštes dans le Verseau [provoquant] une corruption mortelle de l’air Â» (citation extraite de l’ouvrage The Black Death de Rosemary Horrox, Manchester University Press, 1994, p. 159).

 

Au contraire, quand le Covid-19 est apparu, les scientifiques n’ont mis que deux semaines Ă  identifier le virus responsable de l’épidĂ©mie, sĂ©quencer la totalitĂ© de son gĂ©nome et dĂ©velopper des tests fiables de dĂ©pistage de la maladie. Nous savons ce qu’il faut faire pour stopper la propagation de cette Ă©pidĂ©mie. Il est probable que d’ici un an ou deux nous disposions Ă©galement d’un vaccin.

 

Mais le Covid-19 n’est pas seulement une crise sanitaire. Il est aussi Ă  l’origine d’une crise Ă©conomique et politique majeure. J’ai moins peur du virus que des dĂ©mons intĂ©rieurs de l’humanitĂ© : la haine, l’aviditĂ© et l’ignorance. Si les gens accusent les Ă©trangers et les minoritĂ©s d’ĂȘtre responsables de l’épidĂ©mie, si les entreprises avides de profits ne se soucient que de leurs bĂ©nĂ©fices et si nous croyons Ă  toutes sortes de thĂ©ories du complot, il sera bien plus difficile de venir Ă  bout du coronavirus, et nous vivrons ensuite dans un monde empoisonnĂ© par cette haine, cette aviditĂ© et cette ignorance. En revanche, si nous avons recours Ă  la solidaritĂ© et Ă  la gĂ©nĂ©rositĂ© internationales pour lutter contre l’épidĂ©mie et si nous faisons confiance Ă  la science plutĂŽt qu’aux thĂ©ories du complot, je suis convaincu que nous pourrons non seulement surmonter la crise, mais aussi en sortir bien plus forts.

 

Dans quelle mesure la distanciation sociale pourrait-elle devenir la norme ? Quel effet cela aura-t-il sur les sociĂ©tĂ©s ?

 

Il est indispensable d’appliquer certaines mesures de distanciation sociale pendant la durĂ©e de la crise. Le virus se propage en exploitant nos instincts humains les plus nobles. Nous sommes des animaux sociaux. Nous aimons le contact, en particulier pendant les pĂ©riodes difficiles. Lorsque des membres de notre famille, des amis ou des voisins sont malades, nous ressentons de la compassion et nous voulons les aider. Le virus utilise cela contre nous. C’est ainsi qu’il se propage. C’est pourquoi nous devons suivre notre raison plutĂŽt que notre cƓur et rĂ©duire nos contacts malgrĂ© les difficultĂ©s que cela implique. Le virus est une information gĂ©nĂ©tique dĂ©pourvue de raison, alors que nous, les humains, nous sommes capables d’analyser la situation de maniĂšre rationnelle et de modifier notre comportement. Je pense qu’une fois que nous serons sortis de la crise, nous ne constaterons pas d’effets Ă  long terme sur nos instincts humains de base. Nous continuerons d’ĂȘtre des animaux sociaux. Nous continuerons d’aimer le contact. Nous continuerons d’aller aider notre famille et nos amis.

 

Regardez par exemple ce qui s’est passĂ© avec la communautĂ© LGBT [lesbienne, gay, bisexuelle et transgenre] suite Ă  l’épidĂ©mie du sida. Cette Ă©pidĂ©mie a Ă©tĂ© terrible pour les homosexuels qui, pour beaucoup, ont Ă©tĂ© complĂštement abandonnĂ©s par l’État. Et pourtant, l’épidĂ©mie n’a pas provoquĂ© la dĂ©sintĂ©gration de cette communautĂ©. Bien au contraire. Au plus fort de la crise, des bĂ©nĂ©voles LGBT avaient dĂ©jĂ  créé de nombreuses organisations pour venir en aide aux malades, diffuser des informations fiables et lutter pour l’obtention de droits politiques. Dans les annĂ©es 1990, une fois passĂ©es les pires annĂ©es de l’épidĂ©mie du sida, la communautĂ© LGBT Ă©tait bien plus forte qu’auparavant dans de nombreux pays.

 

Selon vous, comment se dessinera la coopĂ©ration en matiĂšre scientifique et en matiĂšre d’information Ă  l’issue de la crise ? L’UNESCO a Ă©tĂ© créée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour promouvoir la coopĂ©ration scientifique et intellectuelle via la libre circulation des idĂ©es. La « libre circulation des idĂ©es Â» et la coopĂ©ration peuvent-elles en sortir renforcĂ©es ?

 

Notre principal avantage face au virus, c’est notre capacitĂ© Ă  coopĂ©rer efficacement. Un virus en Chine et un virus aux États-Unis ne peuvent pas Ă©changer des conseils sur la maniĂšre d’infecter les humains. Mais la Chine peut partager avec les États-Unis de prĂ©cieux enseignements sur le coronavirus et la maniĂšre de le combattre. Elle peut mĂȘme envoyer des experts et des Ă©quipements pour aider directement les États-Unis, qui peuvent Ă  leur tour aider d’autres pays. Les virus ne peuvent rien faire de tel.

 

Le partage d’informations est probablement la forme de coopĂ©ration la plus importante, car on ne peut rien faire sans informations exactes et prĂ©cises. Il est impossible de dĂ©velopper des mĂ©dicaments sans informations fiables. MĂȘme la protection contre le virus est tributaire des informations. Si l’on ne comprend pas comment une maladie se propage, comment peut-on confiner la population pour se protĂ©ger ?

 

Par exemple, la maniĂšre de se protĂ©ger contre le sida est trĂšs diffĂ©rente de la maniĂšre de se protĂ©ger contre le Covid-19. Pour se protĂ©ger du sida, il faut utiliser un prĂ©servatif pendant les rapports sexuels, mais il est tout Ă  fait possible de discuter en face Ă  face avec une personne sĂ©ropositive ou de lui serrer la main et mĂȘme de l’embrasser. Avec le Covid-19, c'est une tout autre histoire. Pour savoir comment se protĂ©ger d’une Ă©pidĂ©mie, il faut d’abord disposer d’informations fiables sur la cause de cette Ă©pidĂ©mie. S’agit-il d’un virus ou d’une bactĂ©rie ? Se transmet-elle par voie sanguine ou par voie respiratoire ? Est-elle dangereuse pour les enfants ou pour les personnes ĂągĂ©es ? Existe-t-il une seule souche du virus ou plusieurs souches mutantes ?

 

Ces derniĂšres annĂ©es, des dirigeants autoritaires et populistes ont cherchĂ© non seulement Ă  empĂȘcher la libre circulation des informations, mais aussi Ă  saper la confiance du public envers la science. Certains responsables politiques ont dĂ©crit les scientifiques comme une sinistre Ă©lite coupĂ©e de la population. Ils ont exhortĂ© leurs partisans Ă  ne pas croire ce que les scientifiques affirmaient sur le changement climatique ou mĂȘme sur les vaccins. Aujourd’hui, il devrait ĂȘtre Ă©vident pour tout le monde que ces discours populistes sont extrĂȘmement dangereux. En pĂ©riode de crise, il est nĂ©cessaire que les informations circulent librement et que la population fasse confiance aux experts scientifiques plutĂŽt qu’aux dĂ©magogues politiques.

 

Heureusement, dans la situation prĂ©sente, on observe que la plupart des gens se tournent vers la science. L’Église catholique demande Ă  ses fidĂšles de ne pas frĂ©quenter les Ă©glises. IsraĂ«l a fermĂ© ses synagogues. La RĂ©publique islamique d’Iran sanctionne tous ceux qui se rendent dans les mosquĂ©es. Les temples et les sectes en tous genres ont suspendu les cĂ©rĂ©monies publiques. Et tout cela parce que des scientifiques ont fait des calculs et recommandĂ© de fermer ces lieux de culte.

 

J’espĂšre que les gens se souviendront de l’importance des informations scientifiques aprĂšs la fin de la crise. Si l’on souhaite bĂ©nĂ©ficier d’informations fiables en pĂ©riode de crise, il faut investir dans ce domaine en temps normal. Les informations scientifiques ne tombent pas du ciel et ne germent pas non plus dans l’esprit de gĂ©nies. Elles dĂ©pendent de l’existence d’institutions indĂ©pendantes comme les universitĂ©s, les hĂŽpitaux et les journaux. Des institutions qui non seulement recherchent la vĂ©ritĂ©, mais sont Ă©galement libres de dire la vĂ©ritĂ© Ă  la population, sans avoir peur d’ĂȘtre sanctionnĂ©es par un rĂ©gime autoritaire. Il faut des annĂ©es pour asseoir ce genre d’institutions, mais cela en vaut la peine. Une sociĂ©tĂ© qui fournit des informations scientifiques fiables Ă  ses citoyens et qui est soutenue par des institutions indĂ©pendantes fortes peut lutter bien plus efficacement contre une Ă©pidĂ©mie qu’une dictature brutale qui doit contrĂŽler en permanence une population ignorante.

 

Par exemple, comment faire en sorte que des millions de personnes se lavent les mains avec du savon tous les jours ? On peut placer un policier ou une camĂ©ra dans toutes les toilettes et sanctionner les gens qui ne se lavent pas les mains. Mais on peut aussi apprendre aux Ă©coliers ce que sont un virus et une bactĂ©rie, expliquer que le savon permet d’éliminer ou de tuer ces pathogĂšnes, puis faire confiance aux gens pour qu’ils se forgent leurs propres opinions. D’aprĂšs vous, quelle est la mĂ©thode la plus efficace ?

 

Quelle peut ĂȘtre l’importance de la coopĂ©ration entre les pays pour diffuser des informations fiables ?

 

Les pays doivent partager des informations sur les questions strictement mĂ©dicales, mais aussi sur de nombreux autres sujets, qui vont de l’impact Ă©conomique de la crise Ă  la santĂ© mentale des citoyens. Supposons que le pays X dĂ©batte actuellement du type de politique de confinement Ă  adopter. Il doit prendre en compte non seulement la propagation de la maladie, mais aussi les coĂ»ts Ă©conomique et psychologique du confinement. D’autres pays ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© confrontĂ©s Ă  ce dilemme auparavant et ont testĂ© diffĂ©rentes politiques. Au lieu de se fonder sur de pures spĂ©culations et de rĂ©pĂ©ter les erreurs commises, le pays X peut examiner quelles ont Ă©tĂ© les consĂ©quences rĂ©elles des diffĂ©rentes politiques adoptĂ©es en Chine, en RĂ©publique de CorĂ©e, en SuĂšde, en Italie et au Royaume-Uni. Il peut ainsi prendre de meilleures dĂ©cisions. Il faut toutefois pour cela que l’ensemble de ces pays rendent compte honnĂȘtement du nombre de cas et de dĂ©cĂšs, mais aussi de l’impact du confinement sur leur Ă©conomie et la santĂ© mentale de leurs citoyens.

 

L’émergence de l’intelligence artificielle et le besoin de solutions techniques ont fait entrer en jeu des entreprises privĂ©es. Dans ce contexte, est-il encore possible de concevoir des principes Ă©thiques mondiaux et de restaurer la coopĂ©ration internationale ?

 

L’implication d’entreprises privĂ©es rend encore plus importante la conception de principes Ă©thiques mondiaux et la restauration de la coopĂ©ration internationale. Sachant que certaines de ces entreprises sont peut-ĂȘtre davantage motivĂ©es par le profit que par la solidaritĂ©, il est nĂ©cessaire qu’elles soient scrupuleusement rĂ©glementĂ©es. MĂȘme les entreprises qui agissent sans but lucratif n’ont pas Ă  rendre de comptes directement au public. Il est donc dangereux de leur permettre d’accumuler trop de pouvoir.

 

Cela est d’autant plus vrai en matiĂšre de surveillance. Nous assistons actuellement Ă  la crĂ©ation de nouveaux systĂšmes de surveillance Ă  travers le monde, aussi bien par des États que par des entreprises. La crise actuelle pourrait marquer un tournant majeur dans l’histoire de la surveillance. Tout d’abord parce qu’elle pourrait lĂ©gitimer et normaliser le dĂ©ploiement massif d’outils de surveillance dans des pays qui les ont rejetĂ©s jusque-lĂ . La deuxiĂšme raison est encore plus importante : cette crise pourrait entraĂźner une transition radicale de la surveillance « sur la peau Â» Ă  la surveillance « sous la peau Â».

 

Auparavant, les gouvernements et les entreprises surveillaient principalement nos actes, en contrĂŽlant les endroits oĂč nous nous rendions et les personnes que nous rencontrions. Aujourd’hui, ils s’intĂ©ressent davantage Ă  ce qui se passe Ă  l’intĂ©rieur de notre corps : notre Ă©tat de santĂ©, notre tempĂ©rature, notre tension artĂ©rielle. Ce genre d’informations biomĂ©triques permet aux gouvernements et aux entreprises d’en savoir bien plus sur nous qu’auparavant.

 

Pourriez-vous nous donner quelques exemples de principes Ă©thiques qui pourraient guider la rĂ©glementation de ces systĂšmes de surveillance ?

 

Dans l’idĂ©al, le fonctionnement du systĂšme de surveillance devrait ĂȘtre assurĂ© par une autoritĂ© sanitaire spĂ©ciale plutĂŽt que par une entreprise privĂ©e ou les services de renseignement. Cette autoritĂ© sanitaire devrait se concentrer sur la prĂ©vention des Ă©pidĂ©mies et n’avoir aucun intĂ©rĂȘt commercial ou politique. Je suis particuliĂšrement alarmĂ© quand j’entends les gens comparer la crise actuelle Ă  la guerre et appeler les services de renseignement Ă  prendre le contrĂŽle. Ce n’est pas une guerre, mais une crise sanitaire. Il n’y a pas d’ennemis humains Ă  tuer, mais des personnes Ă  soigner. L’image dominante qu’on a de la guerre, c’est celle d’un soldat pointant un fusil. Dans la situation actuelle, l’image qui doit nous venir Ă  l’esprit, c’est celle d’une infirmiĂšre qui change des draps dans un hĂŽpital. Les soldats et les infirmiĂšres ont un mode de pensĂ©e trĂšs diffĂ©rent. Si l’on veut donner le contrĂŽle Ă  quelqu’un, ce n’est pas Ă  un soldat qu’il faut le faire, mais Ă  une infirmiĂšre.

 

L’autoritĂ© sanitaire en question devrait collecter le minimum de donnĂ©es nĂ©cessaires Ă  la tĂąche spĂ©cifique de prĂ©vention des Ă©pidĂ©mies et ne pas partager ces donnĂ©es avec d’autres organes gouvernementaux, en particulier la police. Elle ne devrait pas non plus partager ces donnĂ©es avec des entreprises privĂ©es. Elle devrait s’assurer que les donnĂ©es collectĂ©es sur des individus ne sont jamais utilisĂ©es pour nuire Ă  ces individus ou les manipuler (qu’elles n’entraĂźnent pas de perte d’emploi ou d’assurance, par exemple).

 

L’autoritĂ© sanitaire pourrait mettre ces donnĂ©es Ă  la disposition de la recherche scientifique, mais seulement si les fruits de cette recherche sont librement mis Ă  disposition de l’humanitĂ© et si les Ă©ventuels profits accessoires obtenus sont rĂ©investis dans l’amĂ©lioration des systĂšmes de santĂ© publique.

 

En contrepartie Ă  ces limitations au partage de donnĂ©es, les individus devraient pouvoir bĂ©nĂ©ficier d’un contrĂŽle maximal des informations les concernant. Ils devraient ĂȘtre libres de consulter leurs donnĂ©es personnelles et d’en bĂ©nĂ©ficier.

 

Enfin, bien qu’il soit probable que ces systĂšmes de surveillance soient de caractĂšre national, il serait nĂ©cessaire que les diffĂ©rentes autoritĂ©s sanitaires coopĂšrent entre elles pour vraiment rĂ©ussir Ă  prĂ©venir les Ă©pidĂ©mies. Sachant que les pathogĂšnes ne respectent pas les frontiĂšres nationales, il sera difficile de dĂ©tecter et de stopper les Ă©pidĂ©mies sans combiner les donnĂ©es de diffĂ©rents pays. Il serait beaucoup plus facile pour ces autoritĂ©s nationales de coopĂ©rer Ă  l’échelle mondiale si la surveillance nationale Ă©tait exercĂ©e par une autoritĂ© sanitaire indĂ©pendante dĂ©pourvue d’intĂ©rĂȘts politiques et commerciaux.  

  

Vous avez affirmĂ© avoir rĂ©cemment observĂ© une dĂ©tĂ©rioration rapide de la confiance envers le systĂšme international. Selon vous, quels changements profonds peuvent affecter la coopĂ©ration multilatĂ©rale ?

 

Je ne peux prĂ©dire le futur, car il dĂ©pend des choix que nous faisons maintenant. Les pays peuvent choisir d’entrer en concurrence pour mettre la main sur des ressources rares et mener une politique Ă©goĂŻste et isolationniste, ou bien ils peuvent choisir de s’entraider dans un esprit de solidaritĂ© mondiale. Ce choix dĂ©finira le cours de la crise actuelle et l’avenir du systĂšme international pour les annĂ©es Ă  venir.

 

J’espĂšre que les pays choisiront la solidaritĂ© et la coopĂ©ration. Nous ne pouvons pas stopper cette Ă©pidĂ©mie sans une coopĂ©ration Ă©troite entre les pays du monde entier. MĂȘme si un pays arrive Ă  stopper l’épidĂ©mie sur son territoire pendant un certain temps, tant qu’elle continue Ă  se propager ailleurs, elle peut revenir partout et mĂȘme sous une forme plus grave, car les virus mutent en permanence. Une mutation du virus n’importe oĂč dans le monde pourrait le rendre plus contagieux ou plus mortel, mettant en danger l’ensemble de l’humanitĂ©. Le seul moyen de nous protĂ©ger rĂ©ellement, c’est d’aider Ă  protĂ©ger tous les ĂȘtres humains.

 

Cela vaut Ă©galement pour la crise Ă©conomique. Si chaque pays ne dĂ©fend que ses propres intĂ©rĂȘts, nous entrerons dans une grave rĂ©cession qui affectera le monde entier. Les pays riches comme les États-Unis, l’Allemagne et le Japon s’en sortiront d’une maniĂšre ou d’une autre. Mais les pays pauvres d’Afrique, d’Asie et d’AmĂ©rique latine risquent de s’effondrer totalement. Les États-Unis peuvent se permettre de dĂ©ployer un plan de sauvetage de 2 000 milliards de dollars pour leur Ă©conomie. Mais l’Équateur, le Nigeria ou le Pakistan n’ont pas les mĂȘmes ressources. Nous avons besoin d’un plan de sauvetage Ă©conomique mondial.

 

Malheureusement, le leadership mondial rĂ©solu dont nous avons besoin n’a pas encore fait son apparition. Les États-Unis, qui ont endossĂ© le rĂŽle de chef de file mondial pendant l’épidĂ©mie d’Ebola de 2014 et la crise financiĂšre de 2008, ont abandonnĂ© cette responsabilitĂ©. L’administration Trump a trĂšs clairement fait comprendre qu’elle se prĂ©occupait uniquement des États-Unis et a mĂȘme abandonnĂ© ses alliĂ©s les plus proches en Europe occidentale. MĂȘme si les États-Unis dĂ©cidaient maintenant d’élaborer un quelconque plan mondial, qui leur ferait confiance, qui suivrait leur exemple ? Qui soutiendrait un dirigeant dont le mot d’ordre est « Moi d’abord Â» ?

 

Mais chaque crise est aussi une opportunitĂ©. EspĂ©rons que cette Ă©pidĂ©mie aidera l’humanitĂ© Ă  prendre conscience du grave danger que reprĂ©sente la dĂ©sunion mondiale. Car si cette Ă©pidĂ©mie dĂ©bouche sur le renforcement de la coopĂ©ration internationale, ce sera une victoire non seulement contre le coronavirus, mais aussi contre tous les autres dangers qui menacent l’humanitĂ©, du changement climatique Ă  la guerre nuclĂ©aire.

 

Vous expliquez que les choix que nous faisons maintenant affecteront nos sociĂ©tĂ©s sur les plans Ă©conomique, politique et culturel dans les annĂ©es Ă  venir. Quels sont ces choix et qui en sera responsable ?

 

Nous sommes confrontĂ©s Ă  de nombreux choix. Mais il ne s’agit pas seulement de choisir entre l’isolationnisme nationaliste et la solidaritĂ© internationale. Il est Ă©galement important de savoir si les citoyens soutiendront la montĂ©e des dictatures ou s’ils continueront de faire confiance Ă  la dĂ©mocratie pour affronter la crise. Si les gouvernements dĂ©pensent des milliards pour aider des entreprises en difficultĂ©, sauveront-ils des grandes entreprises ou des petits entreprises familiales ? L’émergence du tĂ©lĂ©travail et de la communication en ligne entraĂźnera-t-elle l’effondrement du syndicalisme ou favorisera-t-elle une meilleure protection des droits des travailleurs ?

 

Tous ces choix sont politiques. Nous devons ĂȘtre conscients du fait que la crise actuelle n’est pas seulement sanitaire, mais aussi politique. Les mĂ©dias et les citoyens ne doivent pas se laisser complĂštement distraire par l’épidĂ©mie. Il est bien sĂ»r important de suivre les derniĂšres informations sur la maladie elle-mĂȘme : combien de personnes sont mortes aujourd’hui ? Combien de personnes ont Ă©tĂ© infectĂ©es ? Mais il est tout aussi important de s’intĂ©resser Ă  la politique et d’inciter les responsables politiques Ă  prendre les bonnes dĂ©cisions. Les citoyens doivent faire pression sur leurs dirigeants pour qu’ils agissent dans un esprit de solidaritĂ© internationale, pour qu’ils coopĂšrent avec d’autres pays plutĂŽt que de les accuser, pour qu’ils distribuent les fonds de maniĂšre Ă©quitable, pour qu’ils prĂ©servent le contrĂŽle et l’équilibre des pouvoirs dĂ©mocratiques, mĂȘme dans l’état d’urgence.

 

Et c’est maintenant qu’il faut faire cet effort. Quel que soit le gouvernement Ă©lu dans les prochaines annĂ©es, il ne sera pas en mesure d’annuler les dĂ©cisions prises aujourd’hui. Devenir prĂ©sident en 2021, ce sera comme arriver Ă  une fĂȘte une fois qu’elle est finie, quand il ne reste que la vaisselle sale Ă  laver. Devenir prĂ©sident en 2021, ce sera dĂ©couvrir que le gouvernement prĂ©cĂ©dent a dĂ©jĂ  distribuĂ© des dizaines de milliards de dollars et crouler sous les dettes Ă  rembourser. Le gouvernement prĂ©cĂ©dent aura dĂ©jĂ  restructurĂ© le marchĂ© du travail et il ne sera pas possible de repartir de zĂ©ro. Le gouvernement prĂ©cĂ©dent aura dĂ©jĂ  introduit de nouveaux systĂšmes de surveillance, qui ne pourront pas ĂȘtre abolis du jour au lendemain. Alors, n’attendez pas 2021. Surveillez aujourd’hui les actions des dirigeants politiques.

 

Les idĂ©es et les opinions exprimĂ©es dans cette interview sont celles de l’auteur ; elles ne reflĂštent pas nĂ©cessairement les points de vue de l’UNESCO et n’engagent en aucune façon l’Organisation.

 

Lire la suite : 

 

A qui profite la science? Le Courrier de l’UNESCO, mai 1999

MĂ©decines et santĂ©Le Courrier de l’UNESCO, aoĂ»t 1987

La SantĂ© du monde: dix ans de progrĂšsLe Courrier de l’UNESCO, mai 1958

 

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https://fr.unesco.org/courier/supplement-numerique/yuval-noah-harari-chaque-crise-est-opportunite